Sunday, February 24, 2013

Libres. I

Dominique Cuyvers

En 2006 à l’ occasion d’un entretien de Gestalt thérapie avec une petite fille, je suis sortie des quatre murs de mon cabinet pour aller saluer les chevaux au pré. La tendre rencontre de la petite Léane avec Phoebus mon étalon Appaloosa, a ouvert ce jour là une voie inédite dans ma pratique de psychothérapie individuelle. Depuis cette séance, ma relation aux chevaux s’est progressivement transformée et quelques années plus tard, j’emmène des humains suivre le troupeau dans ses errances nomades, sans programme précis nous observons les chevaux et les interactions, nous tentons d’honorer leurs choix … vaste programme! Les surprises et les découvertes sont infinies.


Le cheval est l’un des animaux qui semble avoir conclu une alliance avec l’humanité. J’ajoute tout de suite qu’il s’est fait avoir… Depuis des millénaires le cheval nous a aidés à porter nos fardeaux, à cultiver, à cheminer sur nos routes et même à guerroyer avec une remarquable endurance. Quelques précisions s’imposent pourtant, il nous a certes aidés, malheureusement au moyen de coercitions abusives et douloureuses à ses dépens. L’alliance qui lui a été imposée est plutôt un esclavage. Aujourd’hui nous lui infligeons nos sports et nos loisirs… pour le plaisir de qui?

J’ai récemment lu quelque part qu’en montant sur le dos d’un cheval nous lui empruntons la liberté. Le cheval représente souvent un symbole de liberté pour les cavaliers, les métaphores du centaure abondent. Pourtant, le cheval monté est-il libre ? Le cheval dans un pré clôturé est-il libre ? Le cheval au box, le cheval avec un mors dans la bouche et des fers aux pieds, le cheval harnaché, licolé, longé, monté et même entravé dans de grands espaces ouverts est-il libre ? Quelle est donc cette liberté que les cavaliers semblent trouver à monter un cheval qui ne l’est pas?

Dans un souci de cohérence et d’intégrité nous avons décidé il y a quelques années de rendre la liberté à nos chevaux, nous avons enlevé les clôtures des petits prés pour ouvrir un seul grand espace. Nous avons enlevé les selles, les brides, les mors, les rênes, même les licols et surtout les fers, nous avons ouvert les portes des box, sous le regard narquois des voisins détenteurs d’équidés de sport, qui ne comprennent pas à quoi ça sert d’avoir des chevaux si on n'en fait rien.


Dans la mesure de nos possibles nous offrons à notre petit troupeau une vie qui nous semble plus en accord avec sa nature. Nous avons opté de leur permettre de vivre ensemble, de tisser leurs liens sans intervenir, d’avoir des disputes et des amitiés particulières. Ils vivent sur une quinzaine d’hectares de coteaux, séparés par des haies et des bois de chênes, libres de favoriser les aliments selon leurs besoins et les saisons, de suivre les rythmes, circuits et règles de déambulations, guidés par  des lois qui nous échappent.

Dans ces conditions qu’aurions-nous à proposer qui pourrait intéresser un cheval? Quand je dis conditions je veux dire quand nous n’utilisons aucune coercition, pas de chantage par la nourriture, pas de cordes ni rond de longe ni clôtures, rien. Quand nous allons à leur rencontre nous n’avons rien dans les poches, les chevaux ont la possibilité de nous dire non, de refuser l’activité proposée (par nous), d’en proposer une autre, de s’en aller ou de rester, de participer ou pas…


C’est comment nous sommes là en présence qui détermine la suite. C’est ce «comment  je suis présente» qui suscite ou pas l’intérêt et la curiosité du cheval. Le cheval qui a l’expérience de la liberté et la possibilité de toujours choisir, se comporte très différemment en présence d’humains du cheval en détention et même du cheval libre qui a connu la détention dans son passé. Les poulains et pouliches nés ici sont les seuls qui osent dire non sans façon, osent mordre, osent jouer avec nous, osent confronter et osent s’exprimer à la manière cheval dans la langue cheval. Nous leur avons enseigné, en douceur, le minimum pour que la cohabitation soit possible : accepter un licol, marcher tranquilles en main et donner les pieds. Le reste, c’est eux qui nous l’enseignent. C’est à nous d’apprendre leur langue car c’est nous qui voulons quelque chose. 

Quand nous allons à leur rencontre de cette manière, les chevaux prennent des initiatives surprenantes selon notre état, parfois touchantes, parfois tendres ou parfois non. Leurs interventions sont toujours pertinentes même quand nous ne comprenons pas tout de suite.


Les chevaux semblent savoir des choses sur nous comme par exemple ou nous avons mal. La jument comtoise Reine a donné des coups de tête dans la poitrine de Félix pendant trois mois jusqu’à ce qu’il découvre un cancer du poumon. Le poulain Rocco a tiré sur le pantalon de Gitta avec insistance jusqu’à ce qu’elle nous dise qu’elle a eu les deux jambes cassées à cet endroit là et qu’elle pouvait difficilement descendre cette pente. Le hongre Kumbo a massé de sa puissante lèvre supérieure la nuque de Martine, exactement là ou elle était bloquée. La jument Balaïka a posé sa tête sur le cœur d’Alexis quand il s’est mis à pleurer. La vieille poulinière Fulka a délibérément quitté le troupeau pour parcourir d’une ligne droite 100 mètres, et a enserré entre sa tête et sa poitrine Maria qui pleurait discrètement à l’écart du groupe d’humains… 


Suite au prochain épisode...


Photos © Chris Tisserand

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