par Berenika Bratny pour Academia Liberti
"J’étais là-bas. J'ai senti que j'allais exploser. Je ne sais pas quoi dire,” — a écrit quelqu’un sur facebook après être revenu de la foire aux chevaux de Skaryszew. Je me sentais de même. Ou même pire. La seule question que j’avais en tête pendant ces 7 longues heures était: “Pourquoi? Pourquoi quelque chose de tel est-il encore possible?” La même question que je m’étais posée après la visite du musée du camp de concentration d’Auschwitz.
Lorsque j’avais une vingtaine d’années je voulais écrire une thèse sur l’ Holocauste. J’ai lu tous ces horribles livres et j’ai ressenti que j’étais incapable de comprendre ce sujet. Il m’était impossible de faire entrer ce monde diabolique dans mon esprit. Je me suis résignée. Ces 7 heures à la foire aux chevaux m’ont fait ouvrir les yeux. Je pourrais écrire ma thèse maintenant.
Pendant la guerre, dans le ghetto de Varsovie, il y avait l’Umshlagplatz — un endroit ou tous les juifs étaient rassemblés pour être déportés. En fait il existait deux types de déportations— L’une allant directement aux chambres à gaz et l’autre menant vers des camps de concentration prolongeant leur vie quelques temps tout en en faisant une torture encore plus grande. Il n’y avait pas d’échapattoir à cette place. Ils restaient là, Des milliers tous les jours, calmes et tranquilles, attendant leur tour. Ils savaient. Et ceux qui les regardaient? Qui les frappaient s’ils essayaient de bouger? Qui les comptaient et qui les poussaient pour en entasser le plus possible dans les wagons? Qui étaient ils?
Maintenant je sais. J’étais sur l’Umshlagplatz des chevaux à la foire de Skaryszew. J’ai vu ces têtes. Il n’y a aucune différence, croyez moi. Des milliers de personnes, grasses ou maigres, jeunes et vieilles, femmes, enfants, hommes. Prenant tous du plaisir à être là. Des hommes avec d’épais bâtons dans les mains tirant les chevaux par la bouche (les mors étant l’objet de luxe le plus délicat que l’on puisse trouver là, il s’agissait généralement d’une chaîne ou d’une corde placée dans la bouche des chevaux) saisissant leurs croupe pour jauger la dose de graisse, frappant avec des cravaches “pour les voir bouger” ou plaçant leurs enfants sur leurs dos pour qu’ils “se fassent plaisir.” Vous pouviez voir des adultes montant des poulains — “Pourquoi pas, ils sont déjà morts ”.
Cet holocauste de chevaux se trouve au milieu de la ville de Skaryszew, qui en fait la publicité comme étant sa belle tradition. Le maire de la ville est également présent. Il vient accompagné d’un orchestre et discourt devant les masses de visages avinés portant des chapeaux de cowboys. Il parle de... l’amour des chevaux dans notre pays. La télévision est là aussi. Plus tard, dans le journal télévisé on verra des images d’une foule bigarrée, un fond sonore musical enlevé et de mignons petits poneys ainsi qu’un vieux monsieur moustachu qui déclare qu’il aime tant les chevaux qu’il va continuer à en élever même s’il ne rentre pas dans ses frais. Nous pouvons être fier de cette tradition — annonce le journaliste et j’ai envie de frapper ma télévision.
La pire des choses que j’aie découverte là-bas me fait perdre espoir. Ca me fait hurler. Aucun des chevaux présents sur toute la foire ne se rebelle ! Ils sont tous tranquilles, tout calmes, attendant leur tour. Ils savent. J’ai compris ce que cela signifiait plus tard, après avoir accusé le coup — cela signifie le travail à coups de fouets, de chambrière ou autres instruments. Cela signifie que la bête qui sommeille en l’homme sait très bien comment contrôler un cheval, comment le frapper ou l’effrayer afin de le soumettre. La bête gagne le jeu. Pourquoi ces gens choisiraient ils un autre moyen? Ils ne le feront jamais parce qu’ils savent ce qui fonctionne le mieux — la violence.
Certains chevaux sont si déprimés qu’ils ne se rendent même plus compte de ce qui se passe autour d’eux. Certains sont si effrayés que je n’oublierai jamais leurs yeux exorbités et l’odeur de leur sueur mélangée à l’odeur de la viande grillée des frites et d’autres plats préparés dans des stands au milieux d’autres où l’on trouvait du matériel d’équitation, éperons, mors et bien sûr cravaches. Les cravaches étaient partout. Tout le monde portait un chapeau de cow boy (certains étant même excentriques roses ou rouges “pour le fun” comme tout le reste ici) et un fouet dans les mains. Il y a les longues chambrières et les petites cravaches, il y a celles avec les rubans dorés ou les pompons roses — pour les enfants je suppose.
Vous souvenez-vous de ce monstre répugnant du livre de Swift? Cette bête à l’allure humaine qui rognait la viande et qui attendait avec impatience de tuer un cheval en guise de vengeance ? Eh bien cette bête existe vraiment, elle est là — à la foire. Multipliée par milliers.
J’étais aussi effrayée que si j’avais été en enfer pendant ces 7 heures. Je n’ai jamais eu autant d’adrénaline dans le corps. Ils n’ont pas été agressifs envers moi, non, j’étais de leur espèce, peut-être un peu bizarre avec mon appareil photo et mon équipement étrange, mais quand même humaine, comme eux. Et j’ai ressenti, pour la première fois de ma vie, une telle honte à faire partie de l’espèce humaine; C’était une visite en enfer. Je voulais m’évaporer, je voulais mourir.
Maintenant l’autre facette. Ceux qui sont venus parce qu’ils ont eu connaissance de notre action “Les photographes contre les abus envers les chevaux” — pour rendre compte de cette misère, pour faire des photos, pour montrer au monde ce que cela signifie vraiment d’être un cheval dans une foire de chevaux. Trois filles de Wrocław ayant voyagé pendant 24 heures sans dormir pour être là avec leurs appareils photos. N’ayant aucune peur de traverser la foule pour faire des photos. D’autres jeunes gens venus de Varsovie, bardés d’équipements de prise de vue électroniques, restés sans voix devant ce qu’ils avaient sous les yeux. Et une journaliste d’un magazine équestre, qui était là uniquement pour acheter un harnais pour son cheval. Mais qui a finalement décidé de se joindre à nous, elle est venue, faisant des photos et a écrit un superbe article intitulé “Ils ressentent tant de douleur.” Et ces autres photographes professionnels aucunement effrayés de venir là, parmi ces bêtes aux bâtons, et risquant leur appareils photos (ou leur têtes s’ils étaient attaqués)uniquement pour prendre des clichés pour notre exposition. Des membres d’une association de protection des animaux, venus pour prendre des photos mais qui n’ont pas pu nous aider et ont finalement acheté une jument — Ils n’avaient les moyens de n’en sauver qu’une et ils avaient de quoi choisir.
Aujourd’hui je regarde les clichés que nous avons pris et je me demande ce que j’ai vu. La face diabolique des hommes — le plaisir de voir l’agonie chez les faibles et les nobles créatures, le plaisir du pouvoir sur un animal qui représente la liberté, le plaisir d’infliger de la douleur et de causer la mort. La bête au fier regard de conquérant sommeillant en l’homme. Mais d’un autre côté je revois encore ces trois jeunes filles qui ont pris le train et ont risqué gros en s’avançant dans la foule ivre. Elles n’ont jamais hésité. Elles l’ont fait “pour les chevaux” comme elles disaient.
Quand nous avons finalement quitté cet enfer, nous étions assis dans la voiture, en silence, et en essayant de retenir nos larmes. Il y avait un 4x4 Range Rover luxueux en face de nous et d’élégants propriétaires charriant du matériel d’équitation acheté à la foire. L’homme tenait un appareil photo. Mon ami lui demanda “Que pensez-vous de notre action pour stopper cette violence?" “Quelle action?“ — demanda-t’il en haussant les épaules. Il avait un appareil photo pour prendre des clichés de pieds de chevaux, c’est tout.
Y a-t-il un espoir pour les chevaux? Je prie pour cela tous les jours.
Et pour l’espèce humaine? Je ne sais pas...
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